L’accompagnement des réfugiés – Tatiana Morozov

Tatiana Morozov, décédée en 2011, était médecin et présidente de l’association Montgolfière (qu’elle a créée) d’aide aux migrants sans papiers. Ce texte écrit en mai 2000 est bouleversant par son témoignage mais aussi par son actualité. Il s’agit d’une conférence prononcée le 13 mai 2000 lors du colloque, organisé par l’association L’Icône retrouvée dans les locaux de l’institut Saint-Serge, sur le thème « L’accompagnement du frère souffrant ».

Plus qu’avec toute autre personne, c’est avec les victimes, les survivants de la torture, que le mot « accompagnement » prend tout son sens. Dans « accompagner » il y a l’idée du mouvement, de se joindre à quelqu’un, pour aller là où il va, en même temps que lui, tout en respectant cette dimension irréductible du mystère propre à chacun d’entre nous.

C’est en soignant les réfugiés que j’ai connu Job, qu’il est devenu mon ami. Les étrangers qui s’exilent en France ne sont pas des malades comme les autres. Ce sont le plus souvent des rescapés de très violents traumatismes, la plupart ont été emprisonnés, torturés, arrachés à leur famille, leur pays, leur culture, avec une brutalité extrême. Comme celle de Job, leur vie, d’un moment à l’autre, a basculé dans le malheur.

Job est ce juste plongé soudain dans le malheur, accablé de souffrance dont il ne comprend pas le sens. Il a le sentiment que Dieu ne le traite plus comme un ami, ou comme un juste, mais comme un ennemi. Les amis de Job, par leur discours moralisateur, sans aucune compassion, où Dieu n’apparaît que comme un justicier impitoyable, ne font qu’aggraver sa souffrance. Job se débat avec toute son énergie pour ne pas perdre la relation vivante à Dieu qu’il aime, qu’il cherche et qu’à travers sa douloureuse révolte, il supplie. Dépouillé de tout, prêt à mourir, il clame:

« Mais je sais que mon rédempteur est vivant

Et qu’Il se lèvera le dernier sur la terre.

Quand ma peau sera détruite, Il se lèvera ;

Quand je n’aurai plus de chair, je verrai Dieu.

Je Le verrai et Il me sera favorable ;

Mes yeux le verront et non ceux d’un autre ;

Mon âme languit d’attente au-dedans de moi ».

Dieu entend les cris de job et il lui répond en se plaçant sur un autre plan, celui de la transcendance de sa divinité. Dieu interroge Job : «  …Où étais-tu quand je fondais la terre ? Parle si ton savoir est éclairé ». Ces paroles bouleversent Job, elles le mettent en présence de Dieu, elles le réconcilient avec Dieu et avec lui-même. Il répond à l’Eternel : «  Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t’ont vu. Aussi je retire mes paroles, je me repends sur la poussière et sur la cendre ».

Chacun d’entre nous connait la souffrance, et la vit dans sa chair et dans son âme. Nous souffrons à cause de nos maladies, de nos faiblesses, de nos peurs, de nos trahisons ; mais aussi, à cause de nos passions, de notre égoïsme, de nos péchés. Il existe aussi une autre souffrance, c’est celle de notre prochain, de notre frère qui, par sa démesure, nous interroge, nous ébranle, nous met en question, nous ramène à notre responsabilité les uns pour les autres. Dans ma pratique médicale, j’ai appris qu’aucune relation thérapeutique vraie ne peut s’établir sans compassion. Malgré toutes les avancées dans les domaines scientifiques et techniques, la médecine reste un art. Il nous faut l’exercer, en mettant au service  de chaque personne malade, non seulement nos connaissances, mais aussi notre imagination, notre cœur, notre temps, notre foi. Ce n’est pas un hasard si, dans le serment d’Hippocrate, que tous les médecins prêtent jusqu’à ce jour, il est dit : « Je passerai ma vie et j’exercerai mon art dans l’innocence et la pureté ».

Soigner une personne victime de tortures exercées sur elle par d’autres personnes, est impossible sans compassion, sans que nous acceptions de souffrir avec elle, et par elle. Brutalement, nous sommes projetés face à un mal indicible qui nous bouleverse, nous rappelle notre propre indignité et peut-être aussi notre complicité avec le mal, la souffrance, l’injustice. Comment soulager la souffrance de celui qui ne peut pas dire ? de celui qui sait que, quels que soient les mots utilisés, jamais ils ne transmettront ce qu’il a vécu ? Comment faire silence en soi pour laisser place à l’autre, pour qu’il sache que son incapacité à parler a une résonnance profonde dans nos cœurs. La parole est certainement ce qui est le plus douloureux à retrouver pour ceux auxquels les mots, qu’ils ne voulaient pas prononcer, ont été arrachés par la torture.

Miguel OLCESE, psychothérapeute argentin, fondateur du COMEDE (Comité Médical pour les Exilés), opposant dans son pays où il a été emprisonné et torturé avant d’être sauvé grâce aux interventions d’Amnesty International, a déclaré lors d’un colloque consacré aux victimes de la torture: «  La valeur de la parole du torturé est réduite à ce que veut entendre le tortionnaire. La valeur de cette parole avouée devient ce que l’on ne voulait pas dire. Celui qui est torturé n’existe que par ses aveux et par ce qu’il est supposé savoir ».

La perversion de la parole imposée par le tortionnaire culpabilise le torturé qui n’a pas d’autre interlocuteur que celui qui, jour après jour, le détruit dans son intégrité physique et morale. La victime est isolée, enfermée dans sa souffrance, elle est hors du temps, en dehors de tout repère. Guy AURENCHE, il y a deux mois, au cours de la journée consacrée à « Orthodoxie et Droits de l’homme », a rappelé l’importance de ne pas oublier nos frères persécutés, privés de liberté, pour lesquels recevoir le moindre signe de l’extérieur est salvateur. C’est ce clin d’œil qui, souvent, leur rappelle qu’il existe une humanité autre que celle qu’ils vivent.

Si la torture atteint profondément la victime, elle ne laisse pas indemne le tortionnaire. Par ses actes, sur lesquels il ne porte aucun jugement critique ou éthique, il s’isole dramatiquement de ses frères, de l’humanité entière.

Je vais vous parler de personnes rescapée d’histoires douloureuses dans leur pays et qui, comme la plupart des réfugiés, ont été très choquées par l’accueil en France où ils ont demandé accueil et protection mais où personne ne les attend, où ils se heurtent à une administration hostile, ou tout au moins très suspicieuse de leur parole. Ils arrivent donc dans un climat qui leur est très défavorable où les regards bienveillants sont rares, et où ils sentent qu’ils ne sont pas les bienvenus. Nous sommes loin des affirmations bibliques concernant l’étranger, où il est dit et redit : « tu aimeras l’étranger ». Ce qui est très douloureux pour nous qui les rencontrons, c’est d’entendre : « Je ne savais pas qu’en France, c’était aussi dur, pourquoi faut-il autant souffrir ? »

Lorsque j’ai rencontré Gleb pour la première fois, sa famille et lui étaient en France depuis 2 ou 3 ans. Gleb est entré, s’est écroulé sur une chaise, il a pris sa tête entre les mains et a commencé à gémir. Puis il a parlé, très longuement. Il disait que depuis qu’il était en France, c’était la première fois qu’il pouvait parler en russe, sa langue maternelle et que c’était bon. Je l’ai revu très souvent, il était bouleversant de souffrance. Il a raconté les terribles tortures qu’il avait subies en Ouzbékistan où il est né. Il s’était opposé, malgré des menaces répétées, à des malversations qu’il trouvait indignes ; c’est ainsi qu’il a été arrêté, torturé, conduit au poste de police d’où il n’est ressorti vivant que grâce à une solide constitution.

Depuis ces tortures, il a toujours mal à la tête. Il ne se reconnaît plus. Il a le sentiment que jamais il ne pourra retrouver une intégrité, ni physique, ni morale. Il explique, avec beaucoup de culpabilité,  que c’est pour que sa femme et ses enfants ne souffrent plus qu’il a décidé de quitter l’Ouzbékistan. J’ai fait connaissance de sa femme, elle aussi habitée par une profonde souffrance. Elle ne comprenait pas, en particulier, la cruauté de ce pays qui lui avait pris ses deux enfants car ils avaient été placés en famille d’accueil

Malheureusement leur demande de  statut de réfugié leur a été refusée. Ce rejet a placé Gleb et sa femme dans un monde irréel ; totalement exclus, ils ont commencé à errer préférant être ensemble dans la rue qu’hébergés dans des foyers différents. Convaincus d’être des personnes en trop, ils portent leur souffrance de jour en jour, incapables d’effectuer la moindre démarche, hormis les visites régulières à leurs enfants qu’ils sentent pourtant devenir de plus en plus des étrangers.

Gleb m’avait demandé de traduire pour la Commission de Recours des Réfugiés ce poème qu’il a écrit pour ses enfants.

JE VEUX ETRE UN HOMME

J’ai toujours voulu être

Un homme dans le pays

Où je suis né, où j’ai grandi

Je n’ai jamais souhaité

Me tenir sur la marge

Ni me cacher

Pour vivre insouciant

Pour cela j’ai souffert

Au-delà de l’humain

Je n’ai plus ni santé ni abri

Pour être un homme

Ma vie j’aurais offert

O Seigneur tu le sais

Je refuse de mourir

Même dans ce lieu

Où se saisissant de ma tête

Les hommes la heurtent sur le sol

Brisant également toutes mes côtes

Au-delà de ma carcasse

C’est mon cœur

Qu’ils m’ont arraché

Les scélérats

Comment me justifier ?

Que dire ?

A Paris, pourquoi suis-je resté ?

Pour mes enfants

Mon cœur est en pleurs

Plus que tout c’est eux

Que je voulais sauver

Je ne veux pas

Qu’ils deviennent des bandits

Je veux qu’ils soient dignes

Je ne veux pas

Qu’envoyés en Tchétchénie

Ils soient arrachés à la vie

Je ne souhaite ni vivre

Ni mourir en Russie

Là où les médecins me «  forçaient »

A boire des urines

Tous les jours

Un cauchemar je vivais

Mais en France où je vis

Le cauchemar me poursuit

Tout est clair

Pour nous il n’y a pas

De billet dans le train de Chirac

Sinon un billet de retour

Sur nous le piège se referme

Inéluctablement

Nous sommes prisonniers

Dieu, dans Tes mains

Prends mon cœur

Mets un terme à ses bruits

Mais dans ton sein

Préserve ma famille

Gleb n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, mais il illustre à quel point il est difficile de demander l’asile politique dans notre pays. La fragilité des demandeurs d’asile est immense, leur souffrance, comme me l’a dit un russe, est aussi vaste que la mer. Ce qui est frappant, c’est que ceux qui sont sensés savoir, ceux dont le rôle est de porter un jugement sur le bien-fondé de la demande d’asile, reçoivent ces demandes dans un climat de suspicion qui déstabilise la  personne et la rend incapable de s’exprimer. Le demandeur d’asile est reçu comme un coupable qui doit se justifier d’être là, vivant.  Il m’a été dit, par un agent de protection de l’OFPRA, que les gens mentent, que s’ils avaient été torturés comme ils le disent, ils n’auraient pas survécu…

Les réfugiés m’ont fait aimer Job. Ils m’ont aussi éclairée sur la folie du monde. C’est Saint Paul qui, s’adressant aux Corinthiens, déclare : »Où est le sage ? Où est le scribe ? Où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n’a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? Car, puisque le monde avec sa sagesse, n’a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication(…). La folie de Dieu est plus sage que les hommes et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes(…). Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre les sages ; Dieu a choisi les choses faibles du monde pour confondre les fortes et Dieu a choisi les choses viles du monde et celles qu’on méprise, celles qui ne sont point pour réduire au néant celles qui sont, afin que nulle chair ne se glorifie devant Dieu ».

C’est ce message que les fous en Christ ont vécu et nous ont transmis à travers les âges et qui reste étonnamment nécessaire dans le monde où nous vivons.

Tatiana Morozov