Quand le service du frère s’incarne dans le quotidien de la vie – Brigitte Micheau

Dieu s’est fait visage et la « preuve » ultime de Dieu, pour l’homme d’aujourd’hui , est sans doute la face humaine quand elle se dénude des faux-semblant et s’illumine d’une autre lumière, quand elle commence à se faire icône.

On pourrait dire que les visages peints par Brigitte Micheau pour illustrer son expérience d’accompagnement de personnes en fin de vie sont traversés par ces  paroles d’Olivier Clément.

Pour ma part, je dirais que le service du frère s’incarne dans tous les instants de la vie. Les instants joyeux, ceux moins joyeux qui jalonnent chaque vie.

Je voudrais vous dire quelques mots d’une expérience magnifique qui enrichit mon existence depuis plus de 30 ans : l’accompagnement des personnes en fin de vie. Je parle d’expérience mais je pourrais aussi bien parler de vocation.

La fréquentation de l’église orthodoxe, mes lectures, mes expériences spirituelles personnelles m’ont inspiré l’idée d’une vie dédiée au frère. Celui qui a besoin d’aide, même s’il ne vous tend pas la main ni appelle au secours.

Un décès malheureux, non vécu au sens de l’absence, m’a incitée à revivre et donner du sens à une situation « manquée », afin de renouer ma pensée avec le maillon manquant de ma vie : mon désir de m’investir auprès des personnes en fin de vie.

30 ans d’accompagnement en soins palliatifs ont suivi cette première expérience. La présence auprès du frère s’éloignant de la vie sur terre, le partage par l’écoute de ses questionnements, de ses angoisses et de ses joies….

La parole de celui qui « s’en va » est une parole vivante. Une parole qui n’est pas morte, qui ne passe pas. Elle est une parole qui demande à être partagée, à trouver sa juste place dans le présent comme dans le passé.

Deux témoignages pour illustrer ces propos :

Monsieur X. se savait condamné depuis quelques jours et l’équipe des bénévoles d’accompagnement était étonnée de le voir accueillir humblement cette annonce. « La vie m’a appris que je peux partager jusqu’au bout avec mon entourage mes joies et mes peines et c’est ce que je vais faire. » Monsieur X. a entamé la relecture de sa vie. Un mot pour chacun des siens. Son expression était empreinte de vérité, de lucidité, de joie aussi dans une liberté très personnelle vécue et partagée. Monsieur X. puisait dans le terreau d’amour et de relations humaines. Après son décès, sa famille et les bénévoles d’accompagnement ont témoigné des sentiments de paix, de sérénité et de réconciliation qui présidaient aux échanges.

Une bénévole relate sa rencontre avec Mme M. :

« J’ai d’abord été surprise par la beauté et l’expression très vivante de son visage, par ses yeux, je pourrais même dire son regard. Ses grands yeux gris bleu semblent me regarder intensément, alors qu’on m’avait dit qu’elle ne voyait plus. En effet, elle avait une lésion au cerveau et était déjà aveugle et sourde. De fait, elle était totalement confuse. Ses propos étaient complètement incompréhensibles, mais le ton de ses paroles, son regard, ses gestes, la délicatesse de son toucher exprimaient un amour authentique. Elle était comme un petit enfant, innocente, spontanée, naturellement affectueuse. Le dimanche suivant, Mme M. déjà dans le coma, cherchait encore le contact d’une peau chaude si on mettait une main à portée de la sienne. Je suis restée auprès d’elle pendant les trois heures qui ont précédé sa mort, sa main posée sur la mienne. »

Il est évident pour moi qu’à ce stade de l’échange entre frères, on touche au mystère de la rencontre. La parole libère la conscience, permet de cheminer dans les méandres de la pensée. Le temps de la mort est pour les mourants le temps d’une intense activité de l’esprit.

Montaigne, dans ses essais, ne dit-il pas :

« Certes, il faut toujours qu’un homme attende son dernier jour ; et nul ne doit être dit heureux avant son trépas. Car c’est alors des paroles de vérité qui jaillissent enfin du fond du cœur ; le masque est arraché, demeure la réalité ».

C’est à travers les accompagnements en fin de vie que j’ai pris conscience de la dimension divino-humaine de la personne.  Lire cette affirmation dans les livres est une chose, la vivre en est une autre.

Et alors, s’est imposée à moi l’évidence que ces moments d’échanges de vie à l’état pur avaient vocation à transparaître dans ma peinture, une autre facette de ma créativité.

Les rencontres ont éveillé chez moi le souhait de transcrire les sentiments exprimés par les malades, tout particulièrement par le regard et la posture dans mes travaux picturaux. Les tableaux réalisés veulent permettre d’entrer dans le monde de la spiritualité et de la souffrance, deux données fondamentales de la fin de vie.

Même si la souffrance les figeait parfois, rendait leurs traits sévères, pinçait leur bouche, une étincelle scintillait dans leurs yeux. Que voyaient-ils que nous ne pouvions percevoir ? Mystère.