La Maison d’Hospitalité Maria Skobtsova à Calais : un exemple d’humanité et de fraternité dans la jungle de Calais.

Conférence donnée lors des journées du Vicariat Ste Marie de Paris à l’Ascension 2022, par Patricia Mc Dwyer-Wendziński , fondatrice, avec son mari, de cette maison d’accueil.

La genèse

Jungle de Calais

Alors qu’un matin de l’hiver 2015, lors de ma visite quotidienne dans la « Jungle de Calais » où je commence toujours par retrouver les fidèles se regroupant à l’église orthodoxe érigée par les migrants d’Éthiopie à l’entrée du camp (extraordinaire assemblage de bâches en plastique, meublé de bric et de broc dont – contre toute vraisemblance – la dimension sacrée était miraculeusement palpable!), je discutais avec un moine bénédictin de l’Église Vieille-Catholique belge ; je déplorais notre impuissance à mettre fin à la scandaleuse injustice imposée à ces milliers de jeunes gens jetés sur les routes de l’exode par la cupidité des puissants de ce monde. Nous ne pouvions rester insensibles aux conditions de vie dans la « Jungle » qui épuisaient les maigres forces qui leur restaient. En réponse à mon désarroi, Fr. Johannes m’a tendu un livre intitulé Le Sacrement du frère en me disant « tu comprendras. »

C’est de cette façon que j’ai eu l’honneur de rencontrer Maria Skobtsova et de recevoir en pleine face les paroles de cette Sainte Femme déclarant : « j’ai compris pourquoi je n’obtiens pas plus de résultat. Chacun de nos frères exige de nous notre vie entière, ni plus ni moins ! »

Sans prétendre nous mesurer à l’aune de sa sainte radicalité, conscients de nos freins et de nos limites, nous nous sommes néanmoins humblement laissés saisir par son appel, qui nous exhortait à intensifier notre présence auprès de nos frères en exil, en nous rendant davantage réactifs à leur besoin. Ce risque-là, nous ne pouvions le prendre qu’en mettant toute notre espérance en Dieu – autre leçon de Mère Marie. Notre détermination à tout miser sur Dieu seul nous a permis de surmonter tous les obstacles – des obstacles principalement dus aux calculs « raisonnables » qui bloquaient jusqu’alors notre bonne volonté, si bien qu’une fois prise la décision de proposer aux résidents de la Jungle un lieu de repos et de sécurité, il ne nous a pas fallu 48 heures pour enregistrer l’association Maria Skobtsova à la Préfecture de Calais et quatre jours plus tard, la Maison d’Hospitalité Maria Skobtsova ouvrait ses portes au 170 rue Anatole France à Calais.

La maison

La maison se situe dans un quartier modeste, populaire, plutôt calme, à 10 minutes de marche du centre-ville. C’est une petite habitation très ordinaire, d’une extrême simplicité, qui ne se distingue des maisons mitoyennes que par les fleurs aux fenêtres. La maison n’ est pas un lieu d’hébergement collectif mais un lieu d’habitation pour personnes déterminées, et à ce titre, elle n’est pas soumise à la réglementation ERP (= Établissement Recevant du Public).

L’esprit de la maison

La cuisine de la maison.

Saisir l’esprit de la maison ne peut se faire sans revenir aux origines de notre communauté : il est fondamental de souligner qu’il ne s’est jamais agi d’un projet pensé, étudié, expertisé à l’avance ; notre maison n’est ni le produit d’une théorie ni l’incarnation d’une idée mais une réponse spontanée à l’appel reçu en 2015 face à un besoin manifeste de fraternité constaté au cours de nos visites quotidiennes dans la « Jungle de Calais ». Si j’insiste tant sur le caractère spontané de nos commencements, c’est parce que depuis l’ouverture de la maison, en février 2016, jusqu’à aujourd’hui, c’est le même « accueil de l’imprévisible » qui préside à notre destinée. Et c’est précisément dans cette « dynamique du provisoire » (pour reprendre la formule de Frère Roger Schütz) que l’intuition fondatrice de notre communauté trouve sa source. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement de cette initiative que chacun d’entre nous espère, de toutes ses forces, justement provisoire ?

Très rapidement et tout naturellement, sous l’impulsion de ces volontaires, la maison – initialement destinée à leur offrir un espace de repos après leur journée passée dans la “Jungle”- a élargi son accueil aux résidents les plus vulnérables de cette « Jungle » : les jeunes volontaires qui y passaient leurs journées supportaient en effet de moins en moins de quitter le camp, le soir, en y laissant des personnes nécessitant de manière criante soins et protection. C’est ainsi que nous avons commencé à accueillir ceux que nous appelons nos « hôtes » ; certains d’entre eux, une fois rétablis, prennent à leur tour des responsabilités dans la maison. Leur accompagnement est surtout précieux dans le décryptage des codes sociaux de nos résident.e.s – si étrangers à notre culture occidentale, et dont notre méconnaissance causait quelquefois de fâcheux malentendus.

Le patronage de Maria Skobtsova place d’emblée la maison sous le signe d’une fraternité ouverte à tous les itinérants, sans distinction, cheminant sur la route scabreuse de la vie. Personne n’a vocation à s’y installer, nous y sommes tous des pèlerins de passage. Nous y misons tous sur le partage fraternel de l’Essentiel : notre mission consiste à partager le pain bien sûr, mais aussi « la Beauté, le risque et la fête », comme nous y invite notre inspiratrice, Mère Marie Skobtsov.

La force de la Maison

La force de cette Maison, nous la puisons, sans ambiguïté, dans l’appel de Mère Marie à « METTRE TOUTE NOTRE ESPÉRANCE UNIQUEMENT ET INCONDITIONNELLEMENT EN DIEU ET PAS EN NOUS-MÊMES. »
La prière qui ponctue la vie quotidienne de la communauté aide chacun.e à ne pas perdre de vue que tout ce qui nous est offert de vivre et de partager de plus précieux, tout ce qui s’y fait de plus beau… a été, est et sera l’œuvre de Dieu et non la nôtre.

« Pauvreté, richesse, justice sociale » : comment faisons-nous face à cette triple réalité chez Maria Skobtsova à Calais, ?

Mère Marie, nous exhortant à imiter le Christ, nous ramène en permanence aux Écritures Saintes : l’Évangile est notre boussole, notre référence, notre source… notamment le récit de la Sainte Cène : partage du pain, du vin, de la Parole de Dieu mais aussi le lavement des pieds – trop souvent oublié : l’image du Christ s’agenouillant en position de serviteur avec amour et compassion devant ses disciples nous donne à comprendre ce que signifie « travailler pour la justice sociale » , Son appel à « faire ceci en mémoire de Lui » nous ouvre la voie d’un engagement radical au service premier des plus souffrants de nos frères et sœurs.

Quant à la « pauvreté », il y a celle de l’âme à laquelle nous exhorte le Christ, celle qui consiste à renoncer à toute possession, car c’est dans ces renoncements qu’on acquiert la joie et l’amour sans mesure qui font du chrétien un « bienheureux pauvre ». A ne pas confondre avec la pauvreté de celui qui, comme nous l’explique Mère Marie, « réserve son monde spirituel, s’y enferme jusqu’à s’y emprisonner, s’y désintégrer au point de perdre sa joie de vivre, de devenir insupportable à soi-même et tomber malade de neurasthénie. » En d’autres termes, il s’agit de ceux qui s’appauvrissent « à force de se ménager parce que se ménager, c’est transformer sa vie en une perpétuelle contemplation de soin et d’attention à soi. »

Sainte Marie de Paris (±1935 -Lourmel)

Mais la pauvreté, c’est aussi la situation de ceux et celles qui n’ont pas les moyens de vivre décemment, ceux qui sont privés de tout moyen de se vêtir, de se nourrir, de se loger, de se soigner. Celle-là est le fruit d’une scandaleuse injustice qui permet que des hommes, des femmes, des enfants soient jetés sur les routes de l’exil par des puissants avides d’accroître leurs richesses par tous les moyens possibles, engendrant guerres, dérèglement climatique, misère sociale… Cette pauvreté est souvent causée par la peur des riches de perdre les biens qu’ils ont accumulés, la peur de perdre ce que l’on considère comme sien conduit presque toujours à une explosion de violence. Et c’est précisément auprès de ces pauvres-là que le Christ nous invite à Le rejoindre. C’est avec ces pauvres-là que nous sommes appelés, chez Maria Skobtsova, à recevoir, à donner et à partager sans calcul et sans modération pour, ensemble, poser les fondements d’une société juste et fraternelle, gouvernée par « la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ, Lui qui était riche et s’est fait pauvre en [n]otre faveur, afin de [n]ous enrichir par sa pauvreté ». Face à l’injustice sociale engendrant la pauvreté, Mère Marie nous appelle à « éveiller les hommes les uns aux autres. » Elle appelle les hommes à porter ensemble leurs peines, à dénoncer ensemble les scandales. A rassembler les hommes à ce qu’elle nomme « la présence communiante des hommes devant Dieu ». »

Construire la justice sociale implique la nécessité d’instaurer avec TOUS les hommes SANS DISTINCTION un rapport fraternel reposant sur la pratique d’un accueil inconditionnel ; c’est-à-dire voir en chacun.e son prochain et prendre soin de lui/d’elle pour la seule raison qu’il/elle est humain.e. Mère Marie explique qu’ « aimer son prochain, c’est reconnaître en lui l’image de Dieu » ; ce faisant, nous reconnaissons que les liens qui unissent tous les enfants de Dieu font de nous tous une unique famille humaine et que ces liens fraternels nous obligent au-delà de ceux du sang. Conscients
 que nous sommes tous membres d’un même Corps, nous réalisons alors que nous sommes tous responsables les uns des autres, et alors la « justice sociale » n’est plus une option. Le synode des évêques sur la promotion de la justice en 1971 rappelle que « l’amour chrétien pour le prochain et la justice ne peuvent être séparés. »

Pour Sœur Emmanuelle, “regarder l’autre, l’écouter, lui sourire, s’intéresser à lui, c’est le commencement de l’être humain”. Maria Skobtsova insiste encore en précisant que « supprimer l’amour, c’est nier notre propre humanité. » Voilà la réalité dans laquelle s’ancre notre mission à Calais. Et c’est en fait dans la « Jungle » que nous avons vraiment découvert que le ferment de toute justice sociale se trouve dans la pratique d’une inconditionnelle solidarité fraternelle. C’est en partageant leur dénuement avec nous que les migrants sont devenus, à leur insu, les initiateurs de notre mission : dans le camp, à chacune de nos visites, ils interrompaient leurs discussions, mettaient leurs problèmes de côté et nous remerciaient d’être venus ; jamais nous n’avons eu le sentiment de les déranger, le thé était servi en un tour de main et leur abri de fortune se faisait espace chaleureux d’une convivialité dont le luxe se mesurait à l’aune de leur indescriptible capacité à accueillir dans la joie et la simplicité. L’attention qu’ils portaient à chacun d’entre nous, le souci constant de notre confort nous ont ouvert des chemins de profonde conversion ; leur hospitalité nous a appris que la fraternité se construit en trois étapes : l’accueil, la rencontre et la famille. Pour Maria Skobtsova, l’hospitalité est l’impératif qui maintient toute communauté chrétienne dans la voie droite de l’Evangile. Nous remarquons que le terme grec rencontré dans le Nouveau Testament, est “philoxenia”, littéralement : “amour des étrangers”. La plupart des civilisations anciennes tenaient pour devoir sacré d’accueillir l’étranger de passage. Cette injonction se répète dans de nombreux mythes où il est question de dieux qui viennent sur terre sous forme humaine en quête d’hospitalité. Le thème a laissé sa marque dans la Bible, dans le récit des trois messagers divins qui s’invitent chez Abraham pour lui annoncer la naissance d’un fils et chez Paul avertissant les Hébreux de ne pas “oublier l’hospitalité, car c’est grâce à elle que quelques-uns, à leur insu, hébergèrent des anges”. En fait, tout se joue à l’instant où mon regard se pose pour la première fois sur la personne qui, dans sa détresse, prend le risque de se laisser accueillir par moi ; en un seul regard, je me dois de lui offrir toute ma gratitude pour la confiance qu’elle me fait en frappant à ma porte. C’est ma seule chance d’entrer réellement en contact avec elle, de la rencontrer en vérité. Et dans cette rencontre fraternelle, Maria Skobtsova nous rappelle qu’il nous est déjà donné “d’apercevoir le reflet du mystère de l’incarnation”.

…et toujours la prière.

Cet amour que le chrétien se doit de témoigner à son prochain est le ferment de toute justice sociale : il prend forme dans ce premier échange, au seuil de la maison. Et de ce premier regard que je pose sur l’accueilli dépendra la qualité de la rencontre à venir. Rendre justice à la personne qui frappe à la porte, c’est aussi lui accorder le temps de se laisser rencontrer : très concrètement cela tient à ce qui pourrait passer pour un détail et qui pourtant recèle l’essence même de l’hospitalité : avant de s’attaquer aux urgences telles que la régularisation de l’accompagnement sanitaire, la résolution des problèmes d’intendance… il est urgent de “perdre” du temps autour d’une tasse de thé, de laisser parler ou se taire l’hôte souvent exténué, aussi longtemps qu’il le faudra pour qu’il/elle reprenne son souffle ; et surtout lui rendre justice, c’est ne jamais lui laisser aucune possibilité de douter un seul instant qu’il/elle était attendu.e, qu’il/elle est enfin arrivé.e chez lui/elle et qu’il/elle pourra en repartir à sa guise et à son heure. C’est en renonçant à « faire pour », afin d’être “juste avec” que nous faisons valoir à nos hôtes leur dignité de « frères » et de « sœurs ». A négliger ce moment – souvent par recherche d’efficacité, nous risquerions de ne jamais pouvoir passer à l’étape suivante, celle de la rencontre.

Rencontrer mon frère, ma sœur migrant.e dans sa pauvreté ne peut se faire qu’en me laissant rencontrer dans ma propre pauvreté et réajuster ainsi la relation. Oser une telle rencontre nécessite de braver la peur de l’inconnu mais c’est aussi reconnaître la parcelle de vérité qu’il/elle recèle et reconnaître que cette vérité éclaire une part de ma propre humanité. C’est à cette condition-là que s’opère la prise de conscience du lien de fraternité qui m’unit à lui/elle. La rencontre est toujours une invitation au questionnement sur soi-même, une invitation à découvrir ce qui me singularise de l’autre mais aussi de l’universalité qui transcende nos différences, et nous relie au-delà de ce qui nous singularise. S’ouvrir à la présence divine qui habite en chacun.e de nous et fait de nous des frères et sœurs, membres d’une même et unique famille humaine dont aucun être humain n’est exclu conduit inexorablement à rétablir une relation de justice et de justesse entre nous. Une vision universelle de la justice sociale fait partie intégrante de la foi biblique depuis la première heure. “L’esprit de Dieu continuant son œuvre de création a ainsi peu à peu engendré dans le monde une forme d’appartenance sociale sans précédent que l’on pourrait assimiler à la constitution d’une famille aux dimensions mondiales”écrit Fr. John de Taizé.

“La famille, Mama, rien n’est plus important que la famille” répète souvent Rukhya qui a laissé ses parents et ses enfants au Soudan. Retournons un court instant dans la “Jungle de Calais” : 10h du matin, en cette journée de janvier 2016, nos visites commencent chez un ami soudanais ; la fumée est si dense sous la bâche que nous distinguons à peine son visage. Immédiatement sont avancés des sièges de voiture, défoncés – toujours ce souci rare du confort de l’autre – et avant même d’échanger quelques mots, notre ami s’empresse de jeter quelques spaghettis sur un morceau de tôle au-dessus du feu. Nous partageons ce plat de spaghettis grillés, bouleversés par la somptueuse simplicité du partage offert ! « C’est ça, la famille, Mama, Baba…” commente Abdelrham en souriant. Suivant l’exemple de Jésus, à l’exemple de Mère Marie, la place de choix revient aux “pauvres”, les démunis matériellement bien sûr, les exclus et tous les laissés-pour-compte dans nos quartiers et dans le monde. Ceux qui souffrent le plus brutalement de toutes les injustices sont aujourd’hui les migrants. A notre époque, les chrétiens comprennent de plus en plus qu’outre prendre soin des victimes d’injustice sociale, il importe de travailler à une transformation de la société en luttant contre les structures de l’injustice. Si nous voulons rester fidèles à la vision de notre inspiratrice, l’exemple de Jésus nous montre qu’il ne nous “suffit pas d’aider les pauvres et les exclus mais qu’il nous est demandé de nous en faire des amis. La vie ensemble à laquelle nous appelle Jésus est en même temps plus profonde et plus englobante que ce que nous pouvons raisonnablement imaginer puisqu’en dernière analyse elle s’enracine dans l’identité et l’être de Dieu lui-même.” La fraternité ainsi vécue nous ouvre à un monde de justice et de paix, et se nourrit de notre bonne volonté de nous engager en faveur du Bien de tous, fondée sur notre conviction que nous sommes tous responsables les uns des autres, et qu’à ce titre la lutte pour la justice sociale est intrinsèque à notre mission de chrétiens. Tous, nous voulons entrer dans cette grande famille sans frontière – à l’image de nos hôtes, nous nous devons de nous accueillir mutuellement comme “frères” et “sœurs” tous souffrants, nous souffrons des abus de pouvoir de nos
 gouvernants, de l’arrogance de nos États sous-développés, mais aussi de toutes nos blessures personnelles dont aucune richesse matérielle ne peut nous protéger ; les exilés, qui ont laissé leur famille biologique au pays, reconnaissent en nous leur famille d’adoption ; ils ouvrent leurs cœurs si riches et généreux pour guérir nos cœurs blessés.Vivre en frères et sœurs – en d’autres mots vivre selon les exigences de la justice sociale la plus aboutie -, c’est donc s’accueillir mutuellement et faire famille. L’irruption du Règne de Dieu conduit d’une part à un lien plus étroit entre amour de Dieu et amour du prochain et d’autre part à un élargissement à l’extrême de la catégorie de « prochain » : l’enseignement nouveau de Jésus ne manquera pas d’avoir des conséquences énormes sur la façon dont ses disciples envisageront la communauté à laquelle ils appartiennent. L’essentiel se trouve, pour ceux qui deviennent disciples du Christ, dans un changement du groupe de référence.

Maria Skobtsova au cœur de Calais

Dans la “Jungle de Calais” nous avons appris que ni le dénuement le plus total ni la misère la plus féroce ne nous dispense du devoir d’hospitalité. Les migrants nous prouvent qu’en vivant ensemble nos fragilités respectives, nous pouvons faire de nos faiblesses une force qui rendra le monde meilleur. Forts de cet enseignement, nous tâchons au jour le jour, de nous montrer dignes de la confiance dont nous ont gratifiés les plus vulnérables d’entre eux ; ce sont eux qui ont ouvert nos consciences à une nouvelle compréhension de l’hospitalité fraternelle. L’hospitalité est fraternelle à condition de signifier que notre accueil n’est pas un acte de charité commandé par un sentiment de pitié mais un acte de justice animé de notre désir de mettre en œuvre le projet de Dieu pour Sa Création.

Nous restons vigilants à ne pas tomber dans le piège d’une offre d’assistance à partir d’une position de supériorité implicite qui ne ferait que confirmer l’injustice sociale dont les migrants sont tous victimes, nous prenons garde à ne pas les voir comme objet de nos soins et de notre aide, mais à les accueillir comme des amis potentiels. Saisir que dans chaque nouvelle relation qui se présente à nous, nous avons autant à recevoir et à apprendre qu’à donner. Lorsque Jésus aborde la Samaritaine, il ne souligne pas d’emblée sa supériorité d’homme, de Juif et d’envoyé de Dieu mais il lui demande un peu d’eau pour étancher sa soif, prenant ainsi la place inférieure en tant qu’objet de sa “charité” à elle. un tel regard peut transformer l’amitié entre croyant.e.s en une image authentique de la famille universelle de Dieu. En chaque étranger, nous accueillons le Christ : cela ne nous donne pas seulement l’occasion de faire acte de générosité mais nous sort de nos routines confortables et nous demande de nous ouvrir à une nouveauté qui dérange. Cette aventure de l’ouverture à l’autre, mon prochain en qui je vois mon frère ou ma sœur, ne nous engage pas seulement à l’égard des migrant.e.s mais aussi des jeunes volontaires entre eux, venus de tous horizons et marqués par des expériences de vie extrêmement diversifiées ; elle engage aussi les hôtes entre eux – dont les coutumes, les comportements et les réactions sont les fruits de cultures très différentes les unes des autres… C’est à ce prix que se tissent les liens d’une fraternité ancrée dans la confiance mutuelle et l’assurance que l’autre est l’ami qui m’épaule et me soutient dans mon combat pour faire respecter ma dignité d’être humain. Une fois établi un fonctionnement communautaire régi par le souci de justice garantissant la liberté de se donner sans retenue les uns aux autres, nous constatons combien ce que nous avons donné nous revient accru au centuple : c’est la loi spirituelle d’une fraternité juste ! L’un de nous s’est exclamé un jour, émerveillé par la richesse des échanges : “c’est sans doute ça, la multiplication des pains…”

La Maison d’Hospitalité Maria Skobtsova se veut “signe d’une humanité transformée par le retour au Christ ressuscité que nous rendons présent par l’amour que nous avons entre nous et envers tous ceux que nous rencontrons” (pour reprendre les mots de Fr. John) et dans les pas duquel, à la suite de Mère Marie, nous mettons nos pas, jour après jour. L’hospitalité enseignée par le Christ et vécue par Mère Marie, renverse radicalement l’éternelle tendance humaine à diviser injustement les êtres en deux groupes : “ceux du dedans” et “ceux du dehors”. Notre disponibilité à nous laisser perturber par ceux de l’extérieur, qui au premier abord peuvent paraître étranges voire hostiles est un des signes que – fidèles à notre Sainte Patronne, nous restons dans la dynamique de l’Évangile : “Venez, les bénis de mon Père, héritez du royaume car j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli.” Là se joue notre combat pour la justice sociale étendue aux dimensions de l’universelle famille humaine. Ce combat, nous le menons dans la mise en place d’une aide qui se veut toujours réciproque : au niveau du réseau associatif local, dans le quartier, la paroisse, dans notre communauté de vie, la réciprocité de l’aide garantit la dimension fraternelle – donc juste – de notre engagement solidaire : hôtes et jeunes volontaires, les derniers arrivés et les plus anciens, tous prennent part également aux prises de décision régissant la vie de la Maison. Les récentes périodes de confinement où il fallait gérer les fluctuations constantes des règles sanitaires furent l’occasion de très nombreuses délibérations où chacun.e a pu faire entendre sa voix de manière égale. Chaque jour, nous apprenons que lutter efficacement contre les injustices implique obligatoirement la reconnaissance de notre interdépendance et que pour être véritablement fraternelle, une relation doit s’enraciner dans l’acceptation de cette exigeante réciprocité. En partageant fraternellement les mêmes conditions de vie rudimentaires, sous un même toit, à une table commune, volontaires et hôtes rétablissent naturellement un certain équilibre de vie et restaurent la justice garantissant à chacun.e sa place d’”ami.e”, de “membre d’un même Corps”. Lorsqu’un membre souffre, tous souffrent. En vérité, la précarité de notre Maison, le peu de sécurité matérielle dont bénéficie la communauté et la fragilité qui en résulte rejoignent la grande vulnérabilité dont souffrent nos hôtes. Par ailleurs chaque personne est à la fois “une histoire sacrée” et un être social : en reconnaissant réciproquement nos dons et nos charismes particuliers d’enfants de Dieu et de citoyen.ne.s du monde, nous disposons des outils nécessaires à la construction d’un monde où la justice sociale prendra le pas sur l’oppression des riches sur les pauvres.

Dans le quotidien de notre vie domestique, cette justice se traduit par une joyeuse égalité de moyens partagée au fil des événements et des besoins très ordinaires: nous offrons à nos hôtes le gîte et le couvert, nous les accompagnons dans leurs démarches administratives et médicales… de leur côté, nos hôtes ne manquent jamais de mettre au service de toute la communauté leur précieux savoir-être et leur savoir-faire variés ; ce sont, en effet, majoritairement des personnes talentueuses, cultivées, instruites et très souvent d’excellents professionnels : le coiffeur nous coupe les cheveux, le jardinier végétalise la petite cour de la maison, le décorateur repeint artistiquement le couloir d’entrée, les cuisinières nous régalent… Faire les courses alimentaires ensemble, aller ensemble dans un grand magasin de bricolage… autant de bribes d’une vie ordinaire, qui permettent aux migrant.e.s d’oublier leur statut réducteur d’exilés et de retrouver pour un instant leur condition sociale d’hommes et de femmes non seulement gestionnaires de leurs propres besoins mais surtout responsables du bien-être de tous. Devant le rayon “Bricolage”, le jeune volontaire américain tout à fait incompétent en la matière n’a pas d’autre possibilité que de se fier totalement aux décisions de son compagnon afghan qualifié, et quand tous les deux se retrouvent également incapables de comprendre ce que leur dit la caissière en français, c’est simplement jubilatoire : joie d’un partage juste et fraternel !

Autre domaine où nos hôtes nous sont d’un grand secours dans notre souci de rester fidèles à l’intuition fondatrice de notre mission : quand nous nous laissons envahir par l’inquiétude – quelquefois même la panique – face à des situations d’urgence, ils ne manquent jamais de nous rappeler que “la sagesse consiste à tout miser sur Dieu, à mettre en Lui toute notre Espérance”, se faisant ainsi, sans le savoir, les porte-parole de Mère Marie ; ils nous montrent combien le véritable obstacle qui entrave notre progression vers l’accomplissement de notre mission, c’est notre manque de foi. Permettez-moi d’illustrer mon propos par une anecdote : un soir de janvier de cette année, alors que la maison débordait de monde, j’essayais de faire comprendre aux deux jeunes volontaires présents à ce moment-là – et qui avaient été trop sollicités pour prendre des congés depuis plusieurs semaines, qu’il était légitime de refuser l’hébergement quand les risques de mettre en péril l’équilibre entre les hôtes, la sécurité et leur santé le justifiaient. Je leur fais valoir, avec autorité, que rien ne vaut qu’ils s’épuisent au point de ne plus pouvoir assurer leur mission. Je vois alors Iéna, jeune femme lettone bénévole depuis quelques mois, bondir de la marche d’escalier sur laquelle elle était assise (seul lieu un peu tranquille pour discuter). Elle m’interpelle fermement : “qu’est-ce qui te permet d’évaluer ma fatigue ? Si l’amour du Christ pour nous n’a pas de limite, comment pouvons-nous nous entendre dire que l’homme doit se limiter dans l’amour, connaître sa mesure c’est-à-dire se ménager soi-même ? et sur ces mots, elle dirige son regard vers l’icône de Mère Marie dont elle venait de citer les propos. Abasourdie, je lui rétorque, le cœur en fête, “puisque c’est ainsi, que ce soit Maria Skobtsova qui te donne des jours de repos.” Et le même soir, deux dames iraniennes décrètent qu’elles sont capables de faire tourner la maison le temps que les volontaires se reposent, et accueillent même sans hésitation une jeune dame du Soudan, enceinte de huit mois qui se présente à la porte. Il suffisait de faire confiance ! Merci, Mère Marie !

Un de nos très chers amis, réfugié érythréen retenu en France depuis cinq ans par une balle de pistolet reçue dans la nuque lors d’un conflit sur un lieu de distribution de repas, emprisonné à vie dans son corps tétraplégique, est assailli par des angoisses quotidiennes. Il me disait, à la veille de Noël dernier : “si tu écoutes ton corps, tu resteras toujours insatisfaite. Le corps veut toujours plus et toujours mieux ; tu dois écouter ton âme. Dieu habite ton âme. Si tu écoutes ton âme, tu voudras faire du bien aux autres et ceci va les rendre heureux et te rendre heureuse, toi aussi.” Nous pouvons discerner dans ces paroles une des explications à la dignité sans faille qui tient ces hommes et ces femmes debout et les met à l’abri de toute amertume ou revendication à notre égard. Leur élégance de cœur nous bouleverse : ils s’évertuent à ne jamais faire peser sur nos relations la charge de leur propre détresse. En outre les nombreuses humiliations subies sur les routes de leur exode n’ont pas eu raison de leur sens de l’honneur parce que rien ne parvient à leur faire perdre de vue l’image de Dieu en eux : musulmans ou chrétiens, tous vivent de cette conscience aiguisée et la protègent comme le seul trésor dont ils sont dépositaires, trésor plus précieux à leurs yeux que leur propre vie. Ils incarnent, à nos yeux, la sacralité de l’être humain et vivent de leur foi que personne ne perd sa dignité en raison de son handicap, de son origine, de sa condition sociale ; en cela, ils sont nos maîtres dans la construction d’un monde juste et fraternel, nous enseignant comment combattre l’injustice en “rencontrant l’abandonné avec sympathie et le méprisé avec respect” en prenant la voie menant vers une société foncièrement nouvelle obéissant à des valeurs opposées à toute violence et appât du gain. Cette dignité ancrée dans leur statut assumé d’enfants de Dieu facilite leur participation active à la vie de notre communauté et leur adhésion confiante à l’accompagnement que nous leur proposons – un accompagnement très respectueux de leur liberté : nous tâchons de ne jamais négliger ce point primordial, forts de l’appel de Mère Marie qui ne cesse de nous répéter que “la bonne attitude à l’égard d’autrui est celle qui permet à l’homme de s’ouvrir à autrui et de créer un pont entre nous sans jugement, sans préjuger abstraitement de ce qui lui convient ou pas”. Vigilants à ne pas déstabiliser leur équilibre et attentifs, par delà nos divergences de points de vue, aux messages qu’ils nous adressent, nous nous gardons bien de prétendre nous mettre à leur place et veillons à ne jamais leur imposer ce que nous considérons comme le meilleur pour eux, privilégiant toujours les solutions a priori moins pertinentes mais respectueuses de leur désir et de leur projet, même si celui-ci nous apparaît dénué de bons sens. Imaginez comme il est déchirant de soutenir une femme enceinte, qui à cinq jours du terme de sa grossesse, quitte la maison dans la nuit froide pour tenter une énième traversée de la Manche “parce que c’est plus facile avec un bébé dans le ventre que dans les bras !” répétait-elle pour nous rassurer. Fidèles à notre devoir de considérer nos hôtes libres et égaux en droits, nous les aidons, fraternellement et surtout sans reproches, à reprendre la route ; et sur le seuil de la maison, nous récitons ensemble, chacun dans sa langue, le “Notre Père” ou saluons leur départ d’un chaleureux “Inch’Allah !” qui scelle nos liens de fraternité pour l’éternité.

Nous sommes bien sûr conscients que proposer une famille de passage aux migrants les plus vulnérables de Calais ne peut représenter une fin en soi. A nous de ne pas nous en contenter, en orientant notre marche et nos démarches vers la transformation de notre rapport à l’humain et aux systèmes politiques et économiques producteurs d’injustice. En exerçant cet amour fraternel dans le quotidien et à notre modeste échelle, dans le partage des biens intellectuels, professionnels et spirituels, dans un échange continu et dynamique avec d’autres cultures et religions, dans une transparence des intentions jamais compromise, nous sommes en droit et en devoir d’exiger de nos élus qu’ils n’économisent pas leurs énergies à respecter leur promesse de rétablir la justice sociale dans le pays et dans le monde, afin “que personne ne manque du nécessaire”, que tous, en exil ou pas, aient droit fondamentalement à tout ce qui soutient la vie : nourriture, logement, santé, éducation et travail, et le droit de participer aux décisions qui les concernent. Constituant une seule famille humaine, nos responsabilités les uns envers les autres dépassent nos différences nationales, économiques et idéologiques. Nous sommes donc appelés à travailler globalement en faveur de la justice. Le Synode des évêques sur la promotion de la justice dans le monde nous rappelait déjà en 1971 que “l’amour implique d’une manière absolue la mise en œuvre de la justice en reconnaissant la dignité et les droits de notre prochain. Puisque chaque humain est vraiment à l’image et à la ressemblance du Dieu invisible et frère et sœur du Christ, le chrétien et la chrétienne retrouve Dieu en chaque humain, avec cette exigence absolue de justice et d’amour qui vient de Dieu.”

Pauvreté, richesse et justice sociale, trois faces d’une réalité calaisienne dont les chiffres parlent d’eux-mêmes : les Hauts-de-France comptent le plus haut pourcentage de personnes vivant dans le halo de pauvreté : 13 % de la population ; un habitant sur deux dans le Pas-de-Calais bénéficie de prestations sociales dans les domaines de la petite enfance, du logement, de l’inclusion sociale et du handicap ; la ville de Calais compte à elle-seule 25 % de personnes considérées comme “pauvres” ; 7,5 % de Calaisiens perçoivent le RSA ; les personnes Sans Domicile Fixe, quant à elles, sont – par la force des choses – difficiles à comptabiliser. Une trentaine d’associations laïques et religieuses, à caractère humanitaire, se mobilisent depuis des années au service des plus démunis. S’agissant des associations venant en aide aux 1.500 migrant.e.s tentant le passage vers le Royaume-Uni, certaines sont agréées par l’Etat, d’autres sont victimes de récurrentes visites des services d’ordre… Rien n’empêche cependant la poursuite des maraudes nocturnes et les distributions de repas par des bénévoles défiant les décrets préfectoraux criminalisant honteusement la solidarité…

En quoi, dans ce contexte, le patronage de Sainte Maria Skobtsova nous permet-il de proposer une réponse augmentée aux défis de la violente injustice infligée aux migrants ?

Eh bien, tout simplement, sa sainteté inverse les priorités auxquelles nous ont habitués les politiques néo-libérales de la mondialisation. La radicalité évangélique prônée par Mère Marie s’attaque aux racines mêmes des injustices qui sapent l’équilibre du monde et nient la dignité de la personne humaine ; sa vie témoigne de cette radicalité : au dénuement des plus pauvres, à l’indifférence des plus riches, elle a répondu chaque jour par un programme fondé sur la redistribution des biens et la protection inconditionnelle des plus vulnérables. Programme de fraternité universelle, dénoncé par le camp de la raison au nom des risques qu’une telle radicalité ferait courir à l’ordre établi par et pour les nantis. Pour les chrétiens, un tel programme n’est réaliste et réalisable qu’à condition de s’ancrer dans la Promesse de la Pentecôte et trouve sa concrétisation dans les premières communautés chrétiennes, modèles de justice sociale – s’il en fallait, où “ceux qui sont dans l’abondance viennent en aide à ceux qui sont dans le besoin, de manière à ce que “celui qui en avait beaucoup amassé n’en ait pas trop et celui qui en avait peu amassé n’en manque pas”. Par ailleurs Maria Skobtsova faisait de chaque rencontre une Visitation : elle recevait l’accueilli.e par ces paroles renversantes :

“Ce qui est à moi est à toi, et ce qui est à toi reste à toi.”

C’est sa folle radicalité qui nous l’a fait choisir pour guide et mère spirituelle. En ce temps de l’Ascension, il nous est demandé de ne “pas rester là à regarder le Ciel où s’élève le Ressuscité” mais à travailler ici-bas jusqu’à ce que Son règne vienne. Notre Maison d’Hospitalité à Calais se veut l’embryon de ce Règne de Justice et de Justesse, où tous seront les prochains de tous, également responsables du bien-être de chacun.

[ téléchargez l’intervention complète de Patricia Mc Dwyer-Wendziński ]