L’échec et le développement

27 août 2023, Journée de la sauvegarde de la création 2023 organisée par l’Association Les Amis de Solan, au Monastère de Solan (Gard, France). Intervention de Mère Hypandia, higoumène du Monastère.

Observons le développement par son achoppement, examinons la dynamique de l’échec.

Un échec, dans un projet, n’annule pas nécessairement l’intention qui a lancé son essor. Il peut être l’occasion d’une pause utile pour un redéploiement plus efficace. Un empêchement inattendu, dans une affaire en cours, nous offre l’opportunité d’un répit salutaire. Un embarras imprévu nous laisse un enseignement pratique ; une autre fois, on s’en souviendra pour contourner ce genre d’obstacle et ne pas retomber dans la même impasse. Un déboire, dans un domaine particulier, nous apprend la prudence ; sa sagesse ne manquera pas de nous accompagner dans bien d’autres épreuves. La déconvenue d’un fiasco est une expérience pénible mais didactique ; elle peut nous rendre plus matures, plus solides et plus habiles devant toutes sortes de difficultés susceptibles de nous attendre. La blessure que provoque une défaite inscrit profondément, dans notre mémoire, un patrimoine vigilant de connaissance de nos propres limites. Nos échecs nous aident à gagner en lucidité pour discerner entre la juste mesure et de l’aventureuse démesure. Savoir échouer, savoir échouer de mieux en mieux, nous initie à une disposition de remise en question, d’ouverture et de souplesse devant des vérités inéluctables : nous ne sommes pas les magisters absolus de notre devenir ; nous avons besoin d’aide ; nous ne sommes pas seuls ; nous sommes des êtres de participation.

Un lâcher d’oiseaux par les moniales du Monastère pour marquer la fête de la Création

En effet, un simple embouteillage sur l’autoroute de la réussite nous rappelle que notre imagination galopante ne fait pas autorité sur la réalité de l’espace et du temps. D’autre part, un incident routier est un frein involontaire, mais providentiel ; il neutralise l’emballement de notre vanité qui, sinon, nous conduisait droit dans le mur. Seule une bonne sortie de route peut calmer efficacement notre frénésie narcissique, encline à une obsessionnelle accélération.

Mais ce n’est pas tout : un naufrage en pleine navigation nous rappelle que nous ne sommes pas maître de notre réussite ni même de notre perte. Un événement impromptu nous a jeté à la mer et un autre, tout aussi inattendu, nous a sorti de l’eau. Une mésaventure nous remémore que nous ne sommes pas isolés dans nos illusions, nous avons un environnement réel, avec lequel il nous faut compter, qu’il convient de respecter, avec lequel il faut coopérer. L’échec nous révèle que nous ne sommes pas étanches. La contrariété nous apprend que nous sommes, malgré nous, en interrelation et en interaction. Les revers nous montrent que nous avons des partenaires et des adversaires, extérieurs et intérieurs. La désillusion nous indique où se trouve la terre ferme. Le désappointement nous fait relever la tête vers un ciel étoilé. Dans la nuit, nous naviguons à la lueur de lumières qui nous dépassent. Nos échecs nous humilient, ou plutôt, ils nous remettent entre les mains de l’humilité. L’humilité n’a pas d’ennemi, pas de concurrent, pas de victoire à remporter, pas de défaites à subir. L’humilité n’est pas de ce monde.

Par contre, la réussite nous donne du pouvoir. Le pouvoir nous isole. L’isolement sclérose notre entendement. Nous sommes incapables d’aimer. Notre autosatisfaction nous sépare des autres et nous tient à distance. Notre autosuffisance nous conduit à une autocastration.

Notre fragilité, au contraire, nous protège des illusions de la vanité. Notre vulnérabilité déverrouille les cadenas de notre narcissisme. Notre tendreté ne permet pas d’auto-confinement dans une hypothétique supériorité. Notre déficience nous ouvre à la réalité des autres. Faibles, nous avons besoins les uns des autres. Vigoureux, nous entrons en concurrence. Forts, nous nous battons les uns contre les autres. Défaillants, nous demandons de l’aide. Délicats, nous entrons en relation. Conquérants, nous imposons notre autorité. Dominants, nous nous séparons et nous nous éloignons de tous pour protéger notre suprématie.

Le besoin d’aide qui émane de nos échecs, ouvre un espace d’accueil et d’hospitalité. Par contre, la présomption qui émane de nos victoires construit des murs d’enceinte, des créneaux d’inimitié, des fossés d’exclusion et, en fin de compte, nous nous retrouvons verrouillés, de l’intérieur, dans un bastion de paranoïa. Une personne qui honore son insuffisance peut et veut entrer en collaboration avec d’autres personnes. Un être fragile est prédisposé à être réceptif à l’attention, la considération et l’affection qu’on lui porte. Quelqu’un de vulnérable est apprêté pour devenir quelqu’un de délicat. Il est prêt à recevoir, respecter et garder l’amour qu’on lui porte.

C’est la fragilité que nous aimons chez un autre que nous. Elle nous fait de la place en lui. Nous pouvons lui donner de l’amour. Cet amour ne sera pas piétiné comme il aurait pu l’être par la brutalité égocentrée de celui qui veut toujours gagner. La fragilité ennoblit la personne. Il faut savoir perdre pour pouvoir aimer. Il faut savoir se perdre, avec intelligence, pour connaitre l’extase de l’amour.

La puissance est distante, elle est admirée, vénérée, enviée, jalousée. La vulnérabilité est proche, elle est la condition de l’amour. La puissance, toujours convoitée, tend vers le repli sur soi et sur ses propres lauriers. L’impuissance, très souvent méprisée, appelle au secours et initie la personne au partage de l’ingéniosité et de la générosité.
Le sentiment du triomphe, entretenu sans discernement, conduit à la satiété, la nausée et finalement la dépression. La piqûre de s’être trompé nous éveille à la vigilance et nous conduit, avec discernement, sur le chemin durable de la simplicité et de la cordialité.
S’agirait-il d’un véritable renversement des valeurs ? L’échec serait-il le prélude de la libéralité et de la fécondité ? La réussite serait-elle l’augure de la rapacité et de la stérilité ?
Dans l’iconographie de notre foi, aux côtés du Christ, se trouvent sa Mère et son Ami. Ce sont, selon la tradition, les êtres humains les plus honorés de Dieu lui-même. Pour la Mère de Dieu, nous le comprenons spontanément mais pour l’Ami, qu’a-t-il fait pour recevoir autant d’honneur ? Jean le Précurseur, l’Ami de l’Epoux, baptise dans le désert. C’est le plus grand des prophètes selon le témoignage des Ecritures. Jean plonge le Christ dans le Jourdain. Jean le Baptiste ouvre le chemin du Fils de Dieu parmi les hommes. Qu’a-t-il fait de particulier pour se hisser définitivement à côté du Christ sur nos icônes les plus solennelles ? Il est l’homme dont les Ecritures nous affirment qu’il n’en est pas de plus grand qui soit né d’une femme !
Qu’a-t-il donc fait de si extraordinaire ?
Il n’a pas cessé d’échouer ! Il est devenu le plus grand en échouant de mieux en mieux jusqu’à sa mort. Il est le prophète de la faillite. Il incarne l’échec jusqu’à sa mise à mort. Il est le plus grand et le dernier des prophètes mais, selon les paroles du Christ, « le plus petit dans le Royaume » et tous ceux qui sont vivants dans le sein de Dieu, sont plus grands que lui. (Luc 7,28)
Jean, vêtu d’une peau de bête, prêche dans le désert, c’est un ermite. C’est un homme pauvre. Le petit peuple vient à lui. Il prédit l’imminence du Messie. Il rassemble quelques disciples. Le Christ le rejoint dans le désert et demande le baptême. Jean pose sa main sur la tête du Fils de L’homme pour l’ensevelir dans les eaux. Le Père fait entendre sa voix bienveillante. L’Esprit inspire le prophète.
La colombe vole au-dessus de l’Agneau. Jean voit que l’Agneau est le Fils de Dieu qui enlève la faillite du monde. Le prophète clame dans le désert. Le Christ lui prend certains de ces disciples. Ceux qui restent avec Jean doutent de l’authenticité du Messie. Jean lui-même hésite. Il les envoie retrouver le Christ pour vérifier son authenticité.
Après cela, le Précurseur, l’ami de l’Epoux, n’a plus qu’une chose à dire à l’oreille de qui veut bien l’entendre : « Il faut que je diminue afin que Lui grandisse ». Voilà toute la sagesse contributive de l’échec. Jean du désert se vide de toute réussite personnelle pour remplir la mesure de la gloire de Fils de Dieu. Comme la Mère de Dieu, Jean le baptiste devient « un » avec Dieu, avant même de mourir.
Tout le scandale et la folie de la foi dont nous parle l’apôtre Paul est déjà dans la vie et la mort de Jean. Il est très vite arrêté par le roi Hérode. Jean ne plait pas à l’illicite reine. Il est mis au cachot, il a trente ans. Sa vie lui est enlevée pour une histoire de mariage prohibé. Sa tête est coupée en salaire de la danse d’une fille lascive devant un banquet d’ivrognes. Jean le Baptiste n’a vraiment rien fait d’extraordinaire. Il a échoué dans une mort dégradante comme un homme injustement traité. Envoyé parmi les morts, il prépare encore, jusque dans l’Hadès, le chemin du Christ. Il est le Précurseur du Fils de Dieu, jusqu’au delà de la mort.
Le Christ aussi va échouer après son Précurseur. Ses propres apôtres ne le comprennent pas de son vivant. Ils veulent un roi puissant sur le trône de Jérusalem. Ils attendent un souverain qui puisse renverser la domination romaine. Le Dieu incarné meurt supplicié comme un bandit sous le regard de ses disciples sidérés. Ils demandent un Dieu utile et se retirent devant un mort embarrassant. Dans la plus radicale disgrâce, les plus proches disciples sont incapables d’enterrer leur défunt Messie. Ils pleurent, dans leur coin, un Dieu qui a échoué. Ils se terrent à cause d’un Dieu sans pouvoir qui ne sert plus à rien. Ils se troublent, jusqu’à l’abattement, devant un Seigneur qui ne domine pas. Ils sont les compagnons désemparés d’un « Roi des Juifs » qui ne règne pas et d’un Fils de Dieu qui ne veut pas s’imposer. Seules les femmes agissent, en secret, poussées dans l’obscurité par un amour qui défie la mort et traverse sa profondeur. Les femmes sont les apôtres des Apôtres, elles leur annoncent la Résurrection au bout de la nuit. Il n’y a pas de résurrection sans mort préalable. Dans la nuit de Pâques se développe l’échec de la mort.
Mais même après sa résurrection, le Christ ne profite pas de sa puissance de vivre. Il se retire tranquillement vers son Père. Il s’en va, devant le comité restreint de ces quelques amis. Il ne veut obliger personne à le vénérer. Il ne veut absolument aucun pouvoir. Il a simplement voulu aimer. Il aime à en mourir sans condition de retour de notre part. Selon l’ordre du monde, le Christ est un Dieu perdant. Il est venu s’échouer parmi nous. Il est venu mourir. Il est venu enlever la mort. Puis, Il est reparti. En repartant, Il nous confie son Esprit. Il nous confie son amour désintéressé. Le souffle de son Esprit n’est pas de ce monde. Il ne nous contraint pas non plus. Il nous inspire la sagesse de l’humilité, il nous apprend à mieux échouer, à traverser la mort, à transfigurer la misère en lumière. L’histoire de l’humanité n’est-elle pas une continuelle injustice faite à l’Esprit de Dieu qui ne s’impose pas ? Que peut-on faire alors ?

Il nous reste à échouer, comme le Christ et son Précurseur, sous l’inspiration de l’Esprit qui n’a besoin de rien. Il nous reste à nous perdre au désert, loin des cités de la mondanité. Les conquêtes de ce monde sont éphémères et les réussites trompeuses. La mondanité a toujours été chimérique, jalouse et précaire. Le naufrage de notre monde, abîmé par nos succès, est dorénavant ostensible. Tout le monde le constate et le crie. L’échec de l’avenir nous rend le monde plus vulnérable et plus aimable. Il nous reste à aimer, il nous reste à nous échouer dans les bras de Celui qui n’a aucune obligation de vaincre. Sa puissance n’est pas en compétition. Son pays n’entre pas en guerre, ni même en concurrence. Le Christ n’est pas soumis à l’ordre de notre vanité. Dieu n’a aucune peur de perdre ou de se perdre. Les saints le savent bien ; mille ans des plaisirs, des succès et des fortunes de ce monde ne valent pas un instant d’expérience vécue de l’amour de Dieu. Le Royaume des Cieux est l’expérience permanente de cette étreinte. Une telle plénitude d’amour n’a nul besoin de pouvoir, de réussite ou de prospérité. L’amour ne dépend pas du temps. L’amour est toujours pascal. L’amour traverse à pied sec la mer rouge de la mort. L’amour ouvre le passage entre notre temps et l’intemporalité de Celui qui a fait tous les siècles par simple amour pour l’exercice de notre liberté d’aimer.

Mère Hypandia, higoumène du Monastère de Solan