Conférence d’Elie Korotkoff, psychothérapeute et psychanalyste, prononcée le 13 mai 2000 lors du colloque, organisé par l’association L’Icône retrouvée dans les locaux de l’institut Saint-Serge, sur le thème « L’accompagnement du frère souffrant ».
A première vue, le titre de cet exposé peut paraître choquant. Que peut-il y avoir de commun entre la psychologie clinique et l’ascèse ? La première prône la liberté de parole, aide à lever les interdits inhibiteurs. La seconde évoque effort, privations, contrôle. Il semblerait que l’une et l’autre se situent dans des espaces opposés, voire contradictoires de la vie humaine, ce que laisserait entendre un ouvrage comme « la névrose chrétienne » de Pierre SOLIGNAC qui, il faut le reconnaître, ne manque pas de pertinence.
Précisons tout d’abord que la règle qui consiste à « tout dire » ne signifie pas « tout faire ». Dans un entretien, dans une psychothérapie, il s’agit justement, en autorisant la liberté de parole, d’éviter le « faire ». Rappelons aussi que la thérapie a un cadre : lieu, horaire, temps de présence et d’absence.
Mais là n’est pas la vraie question. Avant de pousser plus loin la réflexion sur le thème annoncé, cherchons à cerner ce que nous entendons par ascèse. Il n’est pas rare dans ce domaine que les attitudes des chrétiens eux-mêmes soient contradictoires. Il y a ceux qui récusent l’ascèse, qui considèrent que le salut est d’ores et déjà acquis. Il y a ceux qui défendent l’ascèse comme une obligation d’ordre moral, une façon d’expier nos fautes, une sorte de donnant-donnant entre Dieu et nous. D’une certaine manière, ces deux points de vue se rejoignent puisqu’ils consistent à placer la question de l’ascèse uniquement dans une perspective moralisatrice, et tous deux ne sont pas étrangers à la désaffection que connaît le christianisme aujourd’hui.
Or il me semble que donner à l’ascèse une signification exclusivement morale ou y voir une méthode spirituelle curative est une approche réductrice. Certes, nombreux sont les Pères, les prédicateurs, les hymnographes qui ont fait le parallèle entre la désobéissance d’Adam et la nécessité pour l’homme déchu de porter sa croix, de se priver, de se contenir. Mais doit-on pour autant placer l’origine de l’ascèse dans la chute du premier couple humain ?
Même si cela ne fait pas partie des thèmes classiques de la prédication chrétienne, il me semble que l’ascèse existe déjà en Dieu. Ce thème est indirectement perceptible à travers le récit biblique de la création de l’homme. Lorsque Dieu crée l’homme, « homme et femme », Il leur donne tout pouvoir sur la nature qu’Il a créée. Certes, il pose un interdit, un seul, mais il ne fait rien pour en garantir le respect. Ce n’est qu’après la chute que Dieu place un ange à l’épée flamboyante pour garder les portes de l’Eden. Autrement dit, dès la création de l’homme, Dieu donne une limite à Son propre pouvoir. Accorder à l’homme la liberté de choix, c’est déjà pour Dieu restreindre Sa propre liberté. N’est-ce pas cela l’origine de l’ascèse ? (sans parler de l’étymologie même du mot ascèse qui signifie exercer une activité). Or Dieu est à l’œuvre dès le début de la création.
Je dois vous avouer que ce n’est pas sans une certaine crainte que je me suis lancé dans cette réflexion. Mais la lecture du dernier livre de Père Boris BOBRINSKOY « La compassion du Père », m’a rassuré sur ce point. Voilà ce qu’il écrit : « Dieu accepte de pouvoir être mis en cause, d’être limité ; c’est la kénose créatrice – avant même le péché – son débordement d’amour » (p.64). Notez bien qu’il ne s’agit pas ici du thème bien connu de la kénose (de l’abaissement) du Christ qui s’incarne pour partager la condition humaine, souffrir et mourir sur la Croix, mais de la kénose du Dieu créateur « avant même le péché ».
Autrement dit, l’ascèse n’est pas « un moindre mal », ni « un bien pour guérir un mal » ; elle est placée par Dieu au fondement de la création de l’homme et elle doit rester au fondement des rapports entre l’homme et Dieu, ainsi que des hommes entre eux. On peut dire qu’il n’y a pas de liberté sans ascèse, cette ascèse n’étant qu’une mise en œuvre concrète de l’amour.
Reste pour nous à en tirer les conséquences. A un certain niveau, elles sont évidentes. Chacun de nous a expérimenté que le service du prochain nous demande de nous restreindre nous-mêmes : donner, c’est se limiter.
Lorsque nous nous engageons dans une relation d ‘aide, que ce soit à titre professionnel ou au titre d’un service que nous apportons à notre frère souffrant, nous avons conscience qu’il nous faudra beaucoup donner, qu’il faudra être patient, mais en même temps nous pensons que nos efforts finiront par être récompensés, que le chômeur trouvera du travail, que l’alcoolique guérira, que le couple sera rétabli. Et il est difficile d’envisager que la démarche puisse échouer, que le chômeur puisse, sous un prétexte ou un autre, refuser tout travail ou être amené, consciemment ou inconsciemment, à échouer dans ses tentatives de mise au travail, que l’alcoolique se laissera à nouveau entraîner dans sa dépression interne et/ou par sa bande de copains de bistro, que les partenaires du couple persisteront dans leur discorde et finiront par l’entériner dans une rupture. Pouvons-nous accepter que certaines personnes refusent toute solution concrète, mais en même temps continuent à manifester qu’elles ont besoin de nous ?
S’il est une découverte particulièrement révoltante en psychologie, c’est celle d’une profonde tendance chez l’homme à l’inertie. Pas seulement une résistance au changement, un conservatisme qui somme toute n’est qu’une réaction de peur face à l’inconnu, mais un véritable refus, souvent inconscient mais pas toujours, d’une solution à une souffrance qui pourtant est nommément désignée. FREUD a appelé cette tendance « instinct de mort », ce qui n’a fait que souligner son aspect scandaleux et a provoqué des réactions de rejet, même de la part de certains de ses élèves. Mais quel que soit le terme employé, l’observation s’avère hélas assez juste : certaines personnes (et chacun de nous pour une certaine part) refusent de guérir, refusent de s’en sortir. Parfois même, comble de la détresse, certains n’ont comme moyen de s’exprimer que ce refus. Et ceci s’observe également dans la vie spirituelle.
C’est dans de telles situations que se trouvent mises à l’épreuve nos capacités d’amour. Allons-nous nous révolter, refuser notre aide et rejeter la personne ? Allons-nous chercher des moyens de la contraindre, monnayer un changement de comportement par une aide matérielle, ou employer toute autre forme de chantage ? Ou bien allons-nous accompagner la personne sans nous substituer à elle, en lui laissant l’initiative de trouver ce qui est bon pour elle ?
Toutefois, il faut nous prémunir aussi d’une certaine forme d’idéalisme. Dans ce domaine également, nous avons besoin d’une certaine ascèse. Les ruptures brutales entre « aidant » et « aidé » sont souvent la conséquence de l’idéalisation de la personne. Cette idéalisation peut jouer dans les deux sens et, dans chaque cas, elle est dangereuse. Soit que la personne souffrante s’imagine qu’elle a trouvé son sauveur, soit que l’on s’imagine que l’on va sauver cette personne qui est dans la détresse. Nous, chrétiens, devrions savoir qu’il n’y a qu’un seul Sauveur.
En revanche, il peut s’établir une certaine relation de bon aloi entre une personne en difficulté et celle qui lui apporte de l’aide. Je dois dire que j’ai longtemps récusé l’expression « avoir ses pauvres ». C’était pour moi l’expression d’un paternalisme d’un autre âge. Ne doit-on pas être le frère, le prochain de toute personne en détresse que nous rencontrons ? Certes, il est des personnes qui sont capables de cet exploit, Saint Jean de Cronstadt par exemple. Mais pour la plupart d’entre nous, une telle attitude risque de rester un idéal que nous n’atteindrons jamais. En revanche, j’ai eu l’occasion d’observer l’attitude de certaines personnes vis-à-vis d’un nécessiteux qui demandait de l’argent dans la rue. A force de se rencontrer, les deux personnes devenaient familières l’une à l’autre. Du coup, ce n’était plus seulement de l’argent qui circulait, mais une relation amicale qui s’établissait entre deux êtres humains.
Ceci nous amène à évoquer une autre question. A travers les medias, nous sommes assaillis par la misère du monde. Misère matérielle et misère morale aussi. Que pouvons-nous y faire ? Nous nous retrouvons ici aussi démunis que face à une personne qui ne veut pas changer, qui ne veut pas guérir, qui ne peut pas s’imaginer vivre autrement que de la façon dont elle vit, même si cette façon est pour elle une cause de souffrance permanente. C’est ici qu’il est bon de rappeler un thème cher au Père Jean BRECK (voir en particulier dans le n°247 du SOP p.33), celui de cette demande répétée de liturgie en liturgie : « confions-nous nous-mêmes, les uns les autres, et toute notre vie au Christ notre Dieu ».
Un reproche fréquemment adressé aux chrétiens est celui d’être des lâches, des personnes qui ne regardent pas leurs responsabilités en face, qui s’en remettent à Dieu chaque fois qu’elles se trouvent en difficulté, chaque fois qu’elles éprouvent de l’angoisse. Peut-être que ce reproche n’est pas toujours dénué de fondement. N’aurions-nous pas tendance à nous attribuer nos réussites, tout en invoquant Dieu lorsque nous sommes dans l’échec ? Cependant, ce sont justement les échecs, pas seulement nos échecs personnels mais aussi ceux dont nous informent quotidiennement la presse et la télévision, qui nous aident à nous situer dans la perspective évangélique. Tous, nous sommes faibles, tous nous sommes malades, paralytiques, aveugles, et s’il nous arrive d’aider un frère souffrant, ce ne peut être que parce que nous-mêmes connaissons la souffrance (parfois sans nous l’avouer). Cette connaissance de la souffrance peut être aussi notre force, elle peut nous ouvrir à la compassion. Mais elle représente également un immense danger car elle peut être une forme de pouvoir sur l’autre, pour celui qui inconsciemment cherche à travers un plus démuni que soi à atténuer sa propre souffrance, à compenser ses propres manques. C’est de là que provient l’acharnement « thérapeutique », l’acharnement à modeler l’autre selon notre propre idéal, qui n’est plus une volonté de service mais une volonté de puissance.
C’est pourquoi il est tant utile de nous rappeler que notre fraternité humaine ne prend de sens qu’en Christ. C’est en nous contraignant à cette ascèse permanente, qui consiste à remettre entre Ses mains « toute notre vie » et aussi la vie de tous nos frères, que nous pouvons dépasser cette tentation de transformer notre souci pour l’autre en pouvoir sur l’autre.
Elie Korotkoff